L'atelier de Phil

 

(Home)

Au fond d’un trou

 

           Flash d’informations du radio réveil. Avec les lumières vertes des chiffres qui se mettent en sur-brillance. « 6h45. Attentat à la voiture piégée, cette nuit, à trois heures. L’explosion a soufflé la façade de la préfecture de Paris sans toutefois faire de victimes. S’il est trop tôt pour émettre des hypothèses, la fin de la trêve de l’ETA… » J’ai coupé. Je m’en foutais. C’est elle, qui écoutait ça, le matin. Ensuite, elle est partie, et j’étais tout seul dans le lit. Mais comme j’avais la flemme de changer la fréquence, j’ai tout laissé comme ça. De toutes façons, je m’en foutais. Alors je me suis levé.

 

***

 

          J’ai suivi le pas des femmes. J’ai vu la pointe des escarpins planter le macadam. Poignarder la chair noire du bitume. Avec obstination. S’enfoncer, ressortir, et sur place, replonger. Piétiner les lobes de mon cerveau, fouiller les replis de ma conscience. S’y ficher. J’ai entendu leurs lames déchirer mon crâne. Tchack.. Tchack.. J’ai vu la cambrure de la semelle et elle m’a effrayé. Redressé. Hautaine. Dominatrice et provocante. Ou plutôt. Sinueuse, comme le esse de la sensualité. Talon aiguille, éperon du désir. Il bascule les hanches, redresse le dos, dégage les épaules… Le talon aiguille est un soutien-gorge. Il fait prétentieuse la silhouette des femmes. Lascif, comme le soulier plat est collégien. Appel impérieux, inaccessible. Que je ne peux satisfaire. Ogresque. Il s’étale, impudique, sur l’esplanade de la Défense.

 

          J’ai couru, nez en l’air, pour suivre ces chevilles de porcelaine qui se galbent vers le mollet musculeux. Pour les regarder enjamber les buildings. J’ai vu les bas sur les jupes droites. Strictes. Sur les cuisses des femmes qui vont sur l’esplanade. Entre les tours de la Défense. Et elle n’y était pas. Elle n’était pas sous la Grande Arche, elle n’était pas sur le parvis, pas dans les allées, ni sur les trottoirs, derrière les abris bus. Elle était dans ma tête, et elle torturait mon souvenir avec ses escarpins.

 

phil33.jpg (49536 octets)

 

          Et puis j’ai tourné à gauche et une porte de verre s’est ouverte. J’ai traversé un hall et les gens n’ont pas fait attention à moi. Je me suis approché des Escalators, un qui montait et un qui descendait. Avec une régularité mécanique, les plaques de métal cannelées glissaient, horizontales, entre les griffes du seuil qui semblait les vomir. Elles restaient d’abord humbles, au niveau du sol, et quand une semblable les avait rejoint, elles grandissaient, doucement, progressivement, avec cette force sûre que rien ne devait les arrêter. Opposant au regard leur façade fière d’acier lisse. Mais la marche atteignait pourtant sa taille définitive, et, prise dans le mouvement d’élévation collectif, elle y travaillait elle-même, portait sans effort les hommes vers une très haute sérénité. Avant de finir sa vie tout là-bas, de se ratatiner, de s’aplatir, et de retourner au néant dans la gueule du monstre. Et dans les jeux de mouvement, de perspective, de lumière sur les surfaces planes et cannelées, l’Escalator me fascinait et n’était pas tout à fait vain.

 

          Quelqu’un m’a bousculé pour pouvoir s’engager. Alors je l’ai suivi. En haut de l’escalier, il a appuyé sur un bouton, et il a baissé la tête pour regarder ses doigts croisés sur la poignée de son attaché-case. Après, deux portes se sont ouvertes devant lui, et il est entré. Il s’est adossé au fond de la cabine et il a continué de regarder ses mains. Alors je l’ai suivi. Et il a encore appuyé sur un bouton, tout en haut. Ça a tremblé un petit moment et ça s’est arrêté. Ça s’est ouvert sur un couloir. Il a fait quelques pas et s’est arrêté devant une porte qu’il a ouverte avec une clef tirée de sa poche. Je me suis arrêté devant la porte d’en face, et j’ai fait comme lui. Et je suis entré.

 

          Le bureau était resté éclairé. L’ordinateur était encore allumé. Je me suis assis. J’ai vendu beaucoup d’Euro-Tunnel et j’ai acheté un peu d’Euro-Disney. J’ai noté toutes mes opérations avec un gros crayon gras de section carrée sur un grand cahier bleu. J’aimais bien ce crayon, je me rappelle, même s’il blessait mon index, mon pouce et mon majeur quand je m’en servais. J’essayais des fois de poser mes phalanges bien à plat sur ses faces, mais il finissait toujours par glisser, et par reprendre sa place favorite, dans ma main, chacun de ses angles se blottissant dans le gras de mes doigts. Ensuite je me suis levé et je suis allé dans le couloir. J’ai appuyé sur le bouton et quand l’ascenseur est arrivé, je suis monté dedans. Il était trop grand pour moi tout seul, et j’ai eu du mal à atteindre le bouton du rez-de-chaussée. J’ai mis les deux pieds sur une plaque de l’Escalator et elle m’a amené docilement jusqu’en bas. Les portes de verre se sont ouvertes, alors je suis sorti.

 

***

 

          Il faisait nuit, et, je crois, j’ai décidé de rentrer chez moi. Il y a eu d’autres Escalators, d’autres portes automatiques, d’autres gens qui vous bousculent pour mettre leur ticket de métro avant vous, ça a encore tremblé un petit moment et ça s’est arrêté. Et encore. Et encore. Ensuite, j’ai pris un ascenseur, j’ai cherché un clef, j’ai ouvert une porte et je suis entré. Mais elle n’y était pas. Elle n’était pas sous la douche, elle n’était pas sur le canapé, devant la télé, ni dans la cuisine, derrière ses casseroles. Elle était dans ma tête, et elle torturait mon souvenir avec ses ustensiles.

 

          Il m’a semblé que la table était vide, par dessus les quatre chaises inutiles de la cuisine. J’en ai escaladé une pour m’en assurer. Je me suis mis debout sur le siège de paille, et j’ai posé mes mains sur le plateau de la table. J’y ai collé mon nez. Devant moi s’étalait une immensité plane qui semblait n’avoir pas de fin. D’un blanc surréel. J’ai voulu aller voir de plus près et comme, sous mes pieds, la chaise a commencé de s’enfoncer, je me suis hissé sur la surface synthétique. J’y ai fait d’abord quelques pas mal assurés, à quatre pattes, et je l’ai appelée. Ma voix a roulé sur la surface. Pas même l’écho ne m’a répondu. Ensuite, je me suis redressé, et j’ai marché devant moi. Longtemps, je pense.

 

          Et puis j’ai atteint le bord, alors je suis revenu sur mes pas. Il m’a semblé que mes traces s’effaçaient peu à peu. J’ai eu peur de me perdre alors j’ai couru, je crois. A perdre haleine. Mais de moins en moins, je les voyais. J’ai essayé de garder la même direction, et j’ai pensé je suis perdu ou peut-être je tourne en rond. Et comme j’étais fatigué, je me suis reposé. Je me suis assis. Par terre. Au milieu. Avec rien pour m’adosser. Les jambes tendues devant moi, à peine écartées. Et le dos voûté. Et, peut-être, je me suis assoupi. Après, j’ai vu le bord de la surface juste devant mes pieds. J’ai soulevé mes fesses l’une après l’autre pour m’approcher de lui. Mes tibias ont pendu dans le vide, puis mes jambes toutes entières. J’étais assis sur la surface du bout des fesses, appuyé sur mes deux mains, au bord. J’ai vu que le sol était assez près de mes pieds, alors j’ai dit ça va mieux et j’ai sauté.

 

          Ma chuté n’a pas été très longue, et je ne me suis pas fait trop mal en arrivant sur la moquette. Pas mal du tout, même. Ou alors je n’ai pas remarqué. J’ai appelé ma femme, à ce moment, parce que ça faisait un moment que je ne l’avais pas fait. La cuisine a résonné un peu et c’est tout.

 

phil32.jpg (43419 octets)

 

          Après j’ai compris qu’elle n’était plus là parce qu’elle était morte. C’est le couteau à pain électrique qui m’a rappelé ça. Dans la cuisine. Je ne sais plus très bien pourquoi. Peut-être on s’était disputés. Alors elle aurait crié, comme des fois elle faisait, toute rouge avec sa bouche. Ensuite j’aurais tapé dessus. Avec une casserole. La plus grosse, même, c’était. Celle qui est un peu aplatie, là, sur le bord. Et tapé, tapé. Et même encore tapé une fois. Enfin, je crois. Alors après, comme elle était par terre et ça m’embêtait, j’aurais pris le couteau électrique. Celui qui fait des tranches si fines dans la miche de pain. J’ai descendu les sacs poubelle dans la cave. Avec une bêche, j’ai fait des trous dans la terre battue, et j’ai mis les sacs au fond. Au fond des trous. Et puis j’ai repoussé la terre par dessus.

 

          Ça c’est passé comme ça. A peu près. Après, je suis resté assis sur une chaise et je me suis posé des questions. Aujourd’hui, il me semble que c’était toujours la même question, mais qu’elle prenait des formes différentes. Mais peut-être, je pensais à autre chose. Je me suis levé et je suis allé dans le couloir. J’ai regardé un petit moment entre mes chaussures les boucles entremêlées de la moquette, qui semblait plus ou moins fraîche selon qu’elle était lissée dans l’un ou l’autre sens. Et j’ai joué à changer l’inclinaison des fils de laine de la pointe du pied, à dessiner des formes géométriques. Des traits parallèles et des rectangles, je crois. Dans la moquette, il y avait des cheveux et de la poussière.

 

          Alors je suis retourné vers la cuisine et j’ai regardé le mur. Quand même, ça ouvrait des perspectives… Des choses auxquelles je n’aurais jamais pensé auparavant. Une voie nouvelle. Et puis je me suis encore tourné vers la porte d’entrée. J’ai tiré le penne et ça s’est ouvert. J’ai fait quelques pas dans le couloir. Je suis entré dans l’ascenseur. Je ne me suis pas arrêté au rez-de-chaussée. Au sous-sol, j’ai tourné une minuterie qui m’a fait mal aux doigts. Des ampoules au bout de leur fil électrique ont éclairé des toiles d’araignées dans un couloir étroit et inégal. C’était difficile d’avancer sans frotter les épaules contre le salpêtre des murs et il fallait baisser la tête à cause des araignées. J’ai ouvert une porte branlante avec une clef. Elle s’accrochait au sol et au plafond alors j’ai poussé fort et elle s’est ouverte d’un coup.

 

***

 

          La lumière venait du couloir et projetait mon ombre dans l’embrasure de la porte sur le sol. La terre battue était là, plane et compacte. Légèrement sablonneuse. Mais visiblement inviolée. Depuis des siècles, peut-être, pas une bêche n’avait soulevé cette terre. Alors j’ai compris qu’elle n’était plus là parce qu’elle était partie. J’ai revu la casserole et le couteau à pain inutiles de la cuisine et j’ai pensé je suis un lâche. Je suis rien. Elle est partie parce que je suis rien. Je suis tellement rien que je n’ai pas été capable de la tuer. Quand on est incapable de tuer par amour, c’est qu’on est rien. Et quand on est rien, on est seul. Rien du tout. Tout seul. J’ai pensé c’est normal et après, j’ai regardé dans la cave. Au fond, il y avait des caisses. Empilées. Et je ne me suis pas souvenu avoir mis ces caisses là. Ça aussi, c’est normal. Je ne vais jamais dans la cave. Pas même pour enterrer ma femme. C’était son domaine réservé. J’ai bien fait de ne pas l’enterrer là. Ç’aurait été une faute de goût.

 

          Alors j’ai emporté une caisse et j’ai repris l’ascenseur. Pour avoir les idées plus claires. Dans la caisse, il y avait des pains de plastique, avec des détonateurs radio commandés. C’était des boîtiers noirs avec un bouton rouge. Le bouton rouge était au fond d’un petit trou, sur le grand côté du boîtier, pour qu’on ne puisse pas l’actionner par accident. Même le petit doigt était trop gros. Il fallait utiliser un objet. Un tournevis, ou quelque chose comme ça. Là, j’ai pensé à un gros crayon gras. Quand je la reverrai, je lui demanderai ce qu’elle faisait de tout ça.

 

          Mais moi je faisais rien. Je ne tuais personne et personne ne me tuait. Il faut leur rendre cette justice, personne ne me connaissait. Mais si quelqu’un m’avait connu, il m’aurait sûrement tué. Ou il serait parti. On ne peut compter que sur soi. On a du travail à faire et il ne faut pas compter sur les autres pour le faire à sa place. Et c’est normal, j’ai pensé à ce moment-là. Après, j’ai ouvert la fenêtre de la salle à manger. Et je suis monté sur le rebord.

 

          J’ai vu des gens dans la rue. J’ai dit pourtant il fait nuit. Ou quelque chose comme ça. Ils m’ont regardé parce que j’étais tout nu. D’habitude, ils ne me regardent pas. Il y avait des nuages dans le ciel. On les voyait parce qu’ils étaient éclairés par la ville. Ça leur donnait des couleurs orange. Rose, des fois. L’air était froid alors j’ai frissonné. Et puis je me suis dit j’irais bien nager dans les nuages. Pousser sur le rebord et faire la brasse. Monter doucement vers les nuages dans les lumières de la ville. Etre léger. Immatériel. Insignifiant. Etre bien. Etre rien. Doucement me dissoudre en le nuage, atome après atome. Dans l’atmosphère cosmique. Me fondre en l’univers. M’effilocher en lui. Etre le monde. Rien, que le monde.

 

phil31.jpg (44042 octets)

 

          Mais même ça, je crois, je n’ai pas osé. Je en me suis pas élevé vers le ciel, lentement, d’un coup de talon. Je n’ai pas glissé, vertical dans le froid vif. J’étais lâche. Vraiment lâche. J’étais même trop lâche pour être rien correctement. Je n’accédais pas à l’indignité. Si j’avais pu, à ce moment-là, j’aurais fait comme elle. Je me serais quitté. Alors je suis redescendu de mon rebord. Côté cuisine. J’ai fermé la fenêtre. Et les gens de la rue ont baissé la tête. Et ils m’ont oublié. Ensuite, je suis allé me coucher.

 

          C’est les info à la radio qui m’ont réveillé. Avec les lumières vertes des chiffres qui se mettent en sur-brillance. « 6h45. Après deux ans de trêve, l’ETA fait à nouveau parler les armes : les autonomistes basques ont revendiqué tôt ce matin l’attentat d’hier contre la préfecture de Paris. En s’en prenant au cœur de la capitale… » J’ai coupé. Je m’en foutais. J’étais tout seul et les jours étaient tous les mêmes. Désespérément. Alors, je me suis levé.

 

          Sur l’esplanade, je me suis glissé entre les tours de la Défense. Au sommet, dans les bureaux, j’ai vu des gens classer des dossiers. Ou devant un ordinateur. Copier des chiffres sur un grand cahier bleu avec un gros crayon gras. Et j’ai baissé la tête pour passer sous l’arche. Entre mes pieds, les femmes s’éparpillaient vers les buildings, comme des fourmis. Perchées sur leurs escarpins. Dans tous les sens. La poitrine décidée, en avant. Guidées par leurs seins prétentieux qui gonflent la veste du tailleur. Protégées par le casque de leurs cheveux tirés en arrière. Sèchement. J’ai enjambé les femmes, mais elle n’y était pas. Toujours pas. Ni dans la bouche du métro, ni sur les escaliers roulants, ni dans les ascenseurs de verre qui courent le long des tours. Elle était dans ma tête, et elle brûlait mon cerveau de son acide formique.

 

***

 

          Alors j’ai tourné à gauche et une porte s’est ouverte. Je me suis plié en deux pour entrer. Je me suis arrêté sur le seuil car en face de moi, il y avait un marais. Une eau boueuse qui réfléchissait les lumières du plafond. Qui avait noyé tout le hall. Avec sa vase, ses roseaux, ses poissons. De l’autre côté, deux gigantesques roues à aubes fouettaient la surface lisse. Une qui montait et une qui descendait. Avec une régularité mécanique. Elles soulevaient la vase en gerbes qui mettaient du temps à retomber. Sans bruit, avec des ronds dans l’eau. A chaque fois qu’une pale s’enfonçait ou sortait du marais.

 

phil29.jpg (49536 octets)

 

          La roue de gauche tirait les gens au limon et les portaient vers des sphères plus élevées et plus pures. Tandis que celle de droite vouait les damnés aux profondeurs chthoniennes, putrides, du marécage. Au fin fond des sables mouvants. Elus et condamnés, ahuris, se dévisageaient une dernière fois, sans un geste. Soumis à leur fatalité. Jusqu’à ce que le mouvement naturel arrache les uns au regard des autres et les rende tous à l’oubli. A leur hébétude première.

 

          J’ai sauté d’un pas sur la roue céleste, la roue de la béatitude, et je me suis lentement élevé. Puis j’ai appuyé sur un bouton, en me baissant, et quand l’ascenseur s’est ouvert, je me suis glissé dedans. Je lui ai demandé de m’emmener encore. Encore plus haut. Après, j’étais dans un couloir. J’ai ouvert une porte, avec une clef que j’ai trouvée dans une poche. Je ne me souviens plus bien laquelle. (La droite, je crois. Je n’en suis pas sûr). Et je suis entré. J’ai vendu beaucoup d’Euro-Disney. Un peu trop, peut-être. Enfin, c’est ce que j’ai pensé à ce moment-là. Et j’ai acheté quelque chose que je ne connaissais pas. Mais j’ai noté tout ça avec un gros crayon gras sur un grand cahier bleu. De toute façon… maintenant, malgré ça, il faudra un peu de chance pour retrouver le nom de ce que j’ai acheté.

 

***

 

          Après, je me suis levé. Je suis allé dans le couloir. J’ai appuyé sur le bouton mais l’ascenseur était déjà là. Je ne me suis pas arrêté au rez-de-chaussée. Je me suis enfoncé dans la tourbière avec des bruits de succion. Les portes se sont ouvertes et j’ai fait quelques pas dans un parking. Les vastes grottes sub-aquatiques. J’ai posé mon attaché-case contre le pilier B-42, pour qu’il ne tombe pas. Et je suis retourné vers l’ouverture lumineuse. Elle ne s’était pas refermée. Elle éclairait chaudement le glacis de la dalle. Alors j’ai avancé dans le trapèze jaune et mon ombre est restée derrière moi. J’ai appuyé sur un bouton. Ça a tremblé un petit moment, et ça c’est arrêté. J’ai traversé un couloir et j’ai ouvert une porte. Dans mon bureau, j’ai encore essayé d’acheter et de vendre des choses aux gens, mais le cœur n’y était pas. Je crois en fait que je n’avais pas la tête à ce que je faisais. Mais je ne m’en rendais pas compte. Quand mes genoux ont commencé de soulever le bureau, je me suis baissé de plus en plus pour pouvoir écrire sur le grand cahier bleu. Je me suis senti à l’étroit et j’ai pensé ça recommence, qu’est-ce que c’est ennuyeux. Quelque chose comme ça. Alors j’ai ouvert la fenêtre en la faisant glisser vers la gauche, et je me suis glissé à l’extérieur. J’ai dit il est temps, parce que si j’avais attendu encore un peu, je n’aurais pas pu passer par la fenêtre. Je me suis accroché au rebord et des gens, dans la rue, m’ont regardé. Pourtant j’étais habillé.

 

          Ensuite, j’ai vu que le sol était assez près de mes pieds alors j’ai sauté. Ma chute n’a pas été trop longue et je ne me suis pas fait très mal en arrivant sur le trottoir. Ou alors je n’ai pas remarqué. Je me suis redressé et j’ai regardé en bas. J’ai vu le sol s’enfoncer sous mes pieds. J’ai vu les immeubles diminuer. Et je me suis trouvé plus grand qu’eux. Plus grand que les plus grandes tours, sur l’esplanade de la Défense. Je pouvais enjamber les buildings, et ma tête s’est enfoncée dans les nuages. Au-dessus des araignées et de la pollution. Pour sentir la parfaite fraîcheur de la nuit céleste. J’ai vu un bâtiment haut de section carrée et j’ai approché mes yeux d’une fenêtre. J’ai regardé au sommet, une petite pièce, une petite table, avec un petit ordinateur et un grand cahier bleu. J’ai reconnu la tour de mon bureau. Et j’ai eu besoin de sentir ses arrêtes meurtrir mon pouce et mon index. Essayer encore une fois de poser mes phalanges bien à plat sur ses faces, voir si elle ne glisserait pas, pour se blottir dans le gras de mes doigts. J’ai posé ma main sur elle et l’ai soulevée de la boîte à crayons où elle était rangée, tendue vers le ciel, orgueilleuse, comme chacune de ses sœurs. Puis j’ai vu le trou qu’elle avait laissé, dans le trottoir. Un trou béant jusqu’au sous-sol, comme un coup de talon haut dans le goudron fondu, l’été.

 

phil30.jpg (49536 octets)

 

          Alors j’ai reposé la tour à sa place, dans son petit trou, sur son sous-sol rouge. Sur le grand côté de l’esplanade de la Défense. Quelque chose, au fond, a cédé. Après, un sursaut formidable a ébranlé la tour. Tout rouge, sang et feu s’est abattu autour de moi. Toutes les vitres se sont brisées, les murs sont redevenus poussière, lentement. Dans un silence de fin des temps. La tour s’est pulvérisée aux alentours avec des grands éclairs bleus et est retombée. Doucement. Comme une pellicule grise sur le reste du monde.

 

          Et moi je suis atomisé, petite brume de sang parmi les nuages roses dans les lumières de la ville. Je suis léger. Immatériel et insignifiant. Je suis rien, je suis fondu dans l’univers. Je suis le monde. Tout entier. Et autour de moi retombent, les cloisons de mon bureau, un ordinateur, un grand cahier bleu, et un gros crayon gras. Et un boîtier noir, avec un bouton rouge au fond d’un trou.

 

***